La Traversière
Albertine Sarrazin
Roman
« Je n’ai rien contre les voleurs, pas même les voleurs de gosses. J’admets très bien que l’adoption puisse faire le bonheur des petits et des grands, j’admets qu’on bifurque dans l’élevage lorsque le chemin de la maternité vous est barré, au risque que l’enfant volé ou acheté ou choisi gracieusement dans les parcs de l’A. P. ne s’avise rapidement de l’évidence de la triche, pour peu
qu’il ait (comme c’était et c’est toujours mon cas) le caractère tocard et l’esprit tordu; j’admets même que les parents remettent le gosse où ils l’ont pris lorsque le rôle de nounou a cessé de les arranger: vive l’adoption, vive la révocation, vive l’enfance, donc. L’expérience la plus ratée
et la plus navrante que je connaisse dans le genre- la mienne – ne m’autorise pas à en condamner les éléments : j’étais une enfant remarquable et ils étaient d’admirables parents; seulement, qui maldonne perd sa donne. A ces souvenirs-là, je n’aime pas beaucoup penser; j’en parle du bout des lèvres avec agacement ou ennui: le jour où je me suis avisée du monde réel et sans rêve qui m’entourait, mon enfance est devenue un paquet de lambeaux tristes.
Oh et puis parlons-en quand même… »